Les IMPATIENTES

« Midi et cinq minutes. Devant les portes battantes du réfectoire, les résidents soupirent. Les personnes en fauteuil roulant attendent, en rang d’oignon. Celles qui marchent encore sont derrière ; monsieur Jacques, nouvel arrivant, est en tête. Personne ne dépasse personne. Les portes s’ouvrent enfin, la soupe est servie. Les blouses blanches distribuent les « serviettes élastiquées pour adultes » – en réalité juste de grands bavoirs. Madame Yvonne me fait signe, me demande de l’aider pour nouer sa serviette à son cou. C’est une petite femme malicieuse et pleine d’énergie. Elle était professeure de gymnastique. Je l’aime bien. Elle me regarde avec le sourire : « Alors, comment te sens-tu parmi-nous, dans notre peuple de vieillesse ? » Plus loin à table, dans le léger brouhaha de la cantine, je prend un instant pour papoter avec monsieur Jacques. Il me raconte. Lorsqu’il a quitté sa maison pour le grand voyage, il a laissé derrière lui, tout ce qui le caractérisait, sa place sociale au sein de son village, son quartier, sa rue. Chez lui, l’odeur de sa maison, de sa cuisine, tous ses effets personnels, ses meubles, ses livres, ses photos, témoins de toute sa vie. Tous renfermaient un bout de son histoire, évoquaient un souvenir, portaient une anecdote, réveillaient des émotions et nourrissaient un sentiment fort d’appartenance. En laissant sa maison, il a abandonné l’essence même de ce qui constituait sa résonance affective, sa singularité. Il ne le sait pas encore mais en entrant dans l’institution, il a brisé le lien avec tous ses repères identificatoires au profit de ces immenses espaces collectifs, uniformisés, aseptisés de l’EHPAD qui ne se prêtent que peu à leur appropriation. Comme les autres, il devra se conformer à une vie en collectivité où son image ne sera plus que le reflet du handicap de l’autre. »

Pour réaliser ce travail, Lionel Jusseret s’est immergé durant six mois dans le quotidien d’une maison de retraite. Il y rencontre une communauté invisible qui, malgré elle, se retrouve en marge de la société. Ces hommes et ces femmes nés entre 1920 et 1945 sont appelés la génération silencieuse. Ayant traversé la Seconde Guerre mondiale, ils ont connu le manque et ont travaillé dur toute leur vie. Réputés peu revendicatifs, ils sont décrits comme fatalistes et conventionnels. Cette vision généraliste et réductrice ne rend que peu hommage à ces Mamy et Papy, dont l’univers de papier peint fleuri fait écho à lui seul à toute notre enfance, à nos mémoires affective et collective.

La vieillesse n’a plus la côte dans les sociétés industrialisées, elle est victime d’une construction de stéréotypes négatifs qui résultent des valeurs que les sociétés occidentales véhiculent, portées sur la performance, la valorisation, la productivité qui sont de fait, très orientées vers la jeunesse. La vieillesse est dévalorisée au détriment des générations plus jeunes. « La société ne se soucie de l’individu que dans la mesure où il rapporte. Les jeunes le savent, leur anxiété lorsqu’il aborde la vie sociale est symétrique à l’angoisse des vieux au moment où ils en sont exclus » résume déjà Simone de Beauvoir en 1970. Cette image culturelle, cette discrimination sociale fondée sur l’âge n’est pas en mesure de répondre aux véritables attentes et besoins d’une personne devenue vieille qui se retrouve alors ignorée et reléguée au ban des exclus. La maison de retraite apparait alors comme LA réponse sociale aux problématiques du vieillissement.

L’économie grise rapporte et paradoxalement, l’EHPAD est un des rares lieux de vie où celui qui paie n’est pas celui qui prend les décisions. « Ma fille s’inquiétait de me savoir seule à la maison alors je suis là maintenant » ; « on m’a changé de place à table » ; « on entre dans ma chambre plusieurs fois par jour, sans m’en demander l’autorisation, sans frapper » ; « on fait ma toilette sans me parler » ; « on m’habille sans que je puisse donner mon avis sur le choix de mes vêtements » ; « on pousse mon fauteuil roulant sans me dire où on me conduit » ; « on me donne à manger en discutant avec le collègue d’en face » ; « j’aimerais pouvoir faire la sieste mais je dois rester assise » ; « parfois, je n’ai pas faim et on me force à manger » ; « j’ai soif, et j’attends indéfiniment que l’on remplisse mon verre » ; « faute de personnel, je suis dans l’inconfort depuis des heures et personne ne vient me changer » ; « je peux attendre des jours sans avoir le privilège de prendre une douche » ; « je peux attendre des heures avant de pouvoir me rendre aux toilettes » ; « je peux rester couché, en pyjama, toute la journée ».

Ces dysfonctionnements majeurs observés dans certains établissements, exacerbés durant la pandémie de Covid-19, auront su poser question et lever le voile sur les véritables conditions de vie de nos aînés. Déjà grandement dissimulé, le traitement institutionnel assorti de son cortège de dé-personnification et mécanismes de réification intrinsèques, s’est vu une nouvelle fois aux prises du « tant que faire se peut », abandonnant ainsi ses résidents à leur non-choix face à la toute puissance des règles sanitaires. Après les antidépresseurs distribués en masse, ce fut le tour des neuroleptiques, contentions chimiques et/ou physiques. Enfermés dans leur unité ou confinés dans leur chambre, c’est devant leur télévision ou la froideur d’un mur blanc, qu’ils tueront ces longues heures d’attente, jour après jour. Emprisonnés dans leur corps, aux prises à leurs pathologies mentales, à leurs affections chroniques, ce milieu liberticide aura fauché le dernier lien à leurs proches. Et « quand la maison de retraite devient prison, reste alors la mort symbolique, soit le développement d’une démence sénile » analyse le psychiatre Jean Maisondieu.

Il est maintenant socialement accepté qu’un vieux ne meure plus chez lui, entouré de sa famille, mais seul, isolé et sans faire de bruit. Discrètement, certains EHPAD font passer le corps du défunt par la porte de service, puis la chambre est mise à blanc pour l’accueil imminent d’une personne en remplacement. Les résidents s’adaptent une nouvelle fois à cette cruelle absence, le personnel soignant dissimule sa larme témoignant ainsi de sa « bonne » distance professionnelle, sacro sainte doctrine érigée par l’institution. Et en révélant l’hécatombe de décès liés au Covid parmi la population âgée institutionnalisée, la presse a aussi montré à quel point les familles n’ont pu accompagner décemment leurs proches. Ce qui était invisible alors est redevenu, un cours instant, visible : aujourd’hui le choix de sa fin de vie et de sa mort n’appartient que très rarement à la personne concernée. En effet les familles sont aliénées, tout comme les mourants, au corps médical – véritable maitre de la mort – qui s’efforce d’obtenir de leur malade, selon l’essayiste français Philippe Ariès, une mort acceptable qui puisse être tolérée par les survivants. Mais pour une personne âgée dépendante de ces lieux déshumanisants, la mort est en réalité attendue et vécue comme une libération.

La génération silencieuse s’en va. Ce livre lui rend hommage et témoigne des conditions de sa fin de vie et questionne. Pourquoi nos pays dit développés ne sont-il plus capables de prendre en charge dignement leurs aînés ? Personne ne veut finir sa vie seul et abandonné. En attendant le tour des prochains, de nos parents, de nous-mêmes, c’est une question, parmi tant d’autres, à laquelle nous allons devoir répondre.